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Nous sommes un

Il y a très longtemps, sur une île balayée par des vents chauds, j'ai construit un radeau. J'ai rassemblé, jour après jour pendant de longues semaines, tous les matériaux qui me semblaient utiles pour cette entreprise. Loin de me douter où elle me mènerait, je sentais pourtant naître en moi un sentiment d'espérance. Elle se manifestait comme un rideau qui s'ouvre, laissant entrer un rayon de lumière dans lequel scintillent les poussières. Je n'avais même pas hâte de découvrir ce que pourrait me révéler cette lumière. Furtives amnésies : chaque nuit je traversais les ombres mais chaque matin me remplissait des promesses de l'aube. Un jour, le départ arriva. Le vent soufflait de la terre et la danse joyeuse de quelques oiseaux au dessus des flots me montrait le chemin. Je pris la mer, poussant mon radeau aussi loin que je pus tout en gardant mes yeux fixés sur l'horizon. Je ne jetai même pas un dernier regard sur cette plage qui m'avait vu naître, un jour de tempête, veille de mes quinze ans. Oui, le vent m'avait emmenée ici en créant une vague immense qui causa la perte de ce navire que je voyais comme le tombeau de ma jeunesse et de mes idéaux. Le vent et les étoiles. Celles-là mêmes qui m'avaient attirée sur le pont malgré la houle qui se creusait. Je ne la sentais pas. Ce soir là une étoile retenait toute mon attention. J'en avais pourtant passé des heures le nez en l'air... jamais je n'avais ressenti cette sensation. Un appel intérieur du plus profond de mon être et à la fois une grande puissance jaillissait en moi... celle, coûte que coûte, de rester fidèle à qui je suis. Je m'en fis la promesse, juste avant que les cris qui m'entouraient parviennent à mes oreilles et que le navire bascule dans un craquement sinistre. Puis, ce fût le néant. Jusqu'à ce que je me réveille sur une plage. Cette plage que je venais de quitter pour toujours. Le clapotis de l'eau sur le bois provoquait un son et une vibration qui résonnait jusque dans mes os. C'était agréable. Je restais allongée de longues heures à regarder passer les nuages, de longues nuits à contacter mon étoile. Je recevais la visite régulière de dauphins et de tortues de mer. Parfois je partais nager avec elles, alors je caressais leur carapace, si elles me le permettaient. Je passais de plus en plus de temps dans l'eau, ou plutôt sous l'eau. Je développais rapidement une capacité à de longues apnées qui me permettaient une immersion profonde. J'étais en pleine mer: pas de coraux, de rochers, de fonds marins à observer. Seulement du bleu. Le bleu des abysses. Sous le soleil ou la lune, je naviguais entre ciel, mer et terre. Je percevais, je ressentais leur essence, mon essence. Je communiais avec chacune, tour à tour. Un jour le souffle d'une baleine vint me détourner de ma contemplation, elle était tout proche du radeau. Je fus amusée à la vue de son œil qui semblait jauger la femme à la chevelure de sel que j'étais devenue. Je m'allongeai pour la voir encore mieux, elle se rapprocha. Son œil devait faire la taille d'une pomme. J'y plongeai mon regard. J'y vis l'univers tout entier. Mon cœur cessa de battre. Mon esprit quitta son corps. Je retournai à la Source. On retrouva des mois plus tard un radeau à la dérive. Sur son bois, seule trace d'une présence, trois mots inscrits : nous sommes un.



















 

Emilie Farat


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